Le célèbre Rubik’s Cube, inventé en 1974 par un professeur de design hongrois Ernő Rubik a traversé les générations et a diverti le monde entier.
En plus d’être un véritable casse-tête, sa forme cubique emblématique a fait de lui un excellent exemple déterminant des enjeux complexes liés à la protection des formes tridimensionnelles par la propriété intellectuelle.
En effet, le Rubik’s cube a été au cœur d’une saga juridique complexe, marquée par près de neuf décisions européennes examinant minutieusement la validité de cette marque reconnue.
Dans toute cette affaire, la question cruciale était de déterminer si la forme cubique représentait une solution technique, auquel cas elle ne relèverait non pas de la protection par la marque mais plutôt de celle offerte par le brevet…
LES PREMICES DE LA SAGA RUBIK’S CUBE
Le 1er avril 1996, la société Seven Towns a déposé une demande d’enregistrement de marque communautaire auprès de l’Office Européen des marques – EUIPO – correspondant au célèbre Rubik’s cube.
Cette demande portait sur le signe tridimensionnel reproduit ci-après :
Le 06 avril 1999, cette marque a été enregistrée par l’EUIPO sous le numéro 162784. Les produits visés par l’enregistrement relevaient de la classe 28 et désignaient des « puzzles tridimensionnels ».
Le 10 novembre 2006, les titulaires de cette marque ont procédé à son renouvellement.
Quelques jours plus tard, le 15 novembre 2006, la société Simba Toys – producteur de jouets allemand – a présenté une demande en nullité de cette marque à l’EUIPO.
Le demandeur faisait valoir que le signe en question était dépourvu de tout caractère distinctif. En effet, il arguait que cette marque désignait directement le produit en tant que tel et ses caractéristiques essentielles.
Aux termes du règlement des marques de l’Union européenne applicable au moment du litige (le Règlement n°40/94), « un signe constitué exclusivement de la forme d’un produit n’est pas enregistrable de ce fait s’il est établi que les caractéristiques fonctionnelles essentielles de cette forme sont imputables uniquement au résultat technique ».
Pour le demandeur, la forme du Rubik’s cube, caractérisée par ses lignes noires et ses faces colorées, était dictée par la fonction technique du puzzle, à savoir la capacité de rotation des segments.
Au soutien de leur demande, il invoquait le fait que la marque en cause comportait une solution technique consistant dans sa capacité de rotation. En outre, une telle solution ne pouvait pas être protégée en tant que marque mais uniquement au titre d’un brevet.
LES DEMANDES EN NULLITE DE LA MARQUE CORRESPONDANT AU RUBIK’S CUBE REJETEES PAR LES TRIBUNAUX
Cette demande de nullité, invoquée par la société Simba Toys, fut rejetée par l’Office de l’Union Européenne (EUIPO).
En effet, dans sa décision du 14 octobre 2008, la division d’annulation de l‘EUIPO estimait ainsi que le cube, doté d’une structure en grille, ne donnait en soi aucune indication sur la nature du produit.
Elle ajoutait que la structure en grille divisant chaque surface du cube en neuf éléments carrés égaux n’avait aucun objectif « techniquement fonctionnel ». Ce quadrillage composé de lignes noires ne conférait alors aucun avantage technique au cube.
Comme le soutenait le titulaire de la marque communautaire, la fonction du Rubik’s cube consistait à tordre et à faire tourner les faces du cube pour parvenir à une couleur unie. La représentation de la marque ne donnait alors aucune indication sur le fait que les portions du cube étaient mobiles.
La décision relève que la marque contestée ne consiste pas exclusivement en la forme du produit qui est nécessaire pour obtenir un résultat technique. L’enregistrement de cette marque ne crée par non plus de monopole sur une solution technique.
Partant, la division d’annulation est ainsi parvenue à la conclusion que, considérée dans son ensemble, la marque présente des « caractéristiques suffisamment spécifiques et arbitraires pour tenir l’attention du consommateur moyen et lui permettre de prendre connaissance des produits concernés ».
La marque est donc suffisamment distinctive et la demande en annulation rejetée.
Cette décision fut confirmée par la chambre des recours de l’EUIPO et par le Tribunal de l’Union Européenne[1] qui estimait à son tour que la forme cubique du signe ne comportait pas de fonction technique qui l’empêchait d’être protégée en tant que marque.
Il était ainsi retenu que la représentation graphique de la marque contestée ne suggérait aucune fonction de rotation mais résultait, tout au plus, « d’un mécanisme interne qui n’est pas visible sur la marque telle que représentée. »
Pour le Tribunal, l’appréciation du caractère fonctionnel devait se limiter à l’objet tel que représenté graphiquement et aux caractéristiques qui dérivent de manière « suffisamment certaine » de cette représentation.
DES DECISIONS ANNULEES PAR LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Face à ces décisions défavorables pour la société Simba Toys, celle-ci porta l’affaire devant la Cour de justice de l’Union Européenne, qui, à la grande surprise des parties, annula tant l’arrêt du tribunal que les décisions de l’EUIPO. [2]
La Cour de Justice estime en effet que les tribunaux précédents avaient réalisé une erreur de droit dans l’examen du caractère fonctionnel du signe.
Plus précisément, et malgré les huit motifs invoqués par la société Simba Toys, la décision portait uniquement sur les critères d’appréciation de la fonctionnalité des caractéristiques essentielles du signe concerné.
La Cour de Justice n’analyse pas de la même manière ces critères.
En s’inscrivant dans les jurisprudences Philips (CJCE, 18 juin 2002, n°C-299/99) et Lego (CJUE, 14 septembre 2010, n°C-48/09), elle considère que « les caractéristiques essentielles d’une forme doivent être appréciées au regard de la fonction technique du produit concret concerné. » Pour ce faire, l’évaluation des fonctionnalités des caractéristiques essentielles du signe doit être réalisée au regard du produit concerné au-delà de sa seule représentation graphique.
C’est ainsi que la capacité de rotation des petits cubes du puzzle à trois dimensions de type Rubik’s cube doit être pris en compte, quand bien même cette caractéristique est invisible dans la représentation du signe.
En se basant sur l’intérêt général, et pour ne pas détourner le droit des marques de ses fonctions essentielles, la Cour vise à prévenir la reconnaissance de monopoles sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires des produits.
De cette analyse, la chambre de recours de l’EUIPO, par une décision du 19 juin 2017, va donc finalement en conclure l’annulation de la marque tridimensionnelle.
La société Rubik’s Brand, ayant acquis les droits sur la marque, va alors former un nouveau recours devant le TUE contre cette décision.[3] Le tribunal doit alors se prononcer à nouveau sur l’article du règlement n°40/95, applicable en l’espèce, selon lequel une marque ne peut pas être enregistrée si le signe est constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique.
Le tribunal va reprendre les indications de la CJUE en appréciant in concreto la validité de la marque pour se baser sur des éléments non visibles dans la représentation graphique.
Ainsi, le tribunal va considérer que la marque comporte deux caractéristiques essentielles :
- Les lignes noires de séparation des petits cubes de couleur ;
- La forme globale du cube.
Il est intéressant de noter que le Tribunal a écarté les « différences de couleur sur les six faces du cube » des caractéristiques essentielles du signe, alors même que cela avait été reconnue par la chambre de recours. Il estime en effet que faute de revendication et de mention de couleurs dans la demande d’enregistrement, les différences de couleur sur les six faces du cube ne constituaient pas une caractéristique essentielle de la marque contestée.
En analysant la fonctionnalité de ces caractéristiques, il conclue qu’elles sont nécessaires à l’obtention du résultat technique, à savoir la capacité de rotation du produit.
Par le passé, la jurisprudence du tribunal retenait qu’une marque n’était fonctionnelle que si ses caractéristiques étaient techniquement causales et suffisantes à l’obtention du résultat technique visé. (Trib.UE, 12 novembre 2008, affaire. T-270/06, « brique lego »). Ainsi, le signe devait à lui seul être capable d’accomplir la fonction propre au produit.
En l’espèce, le tribunal contredit son ancienne jurisprudence en estimant que « les caractéristiques essentielles du signe en cause doivent toutes être techniquement nécessaires pour obtenir le résultat technique auquel est destiné le produit concerné, même si elles ne sont pas suffisantes en elles-mêmes à cette fin. »
Partant, le tribunal confirme la décision d’annulation de la marque tridimensionnelle Rubik’s Cube.
Ainsi, pour vérifier la validité d’une marque tridimensionnelle, la jurisprudence européenne procède en plusieurs étapes :
- Identifier les caractéristiques essentielles du signe,
- Déterminer le caractère fonctionnel d’un signe,
- Apprécier la fonctionnalité des caractéristiques essentielles du signe.
Si la fonctionnalité des caractéristiques essentielles du signe sont nécessaires pour obtenir le résultat technique auquel le produit est destiné, alors, le signe est constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique.
En l’espèce, c’est parce que le signe Rubik’s cube est constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, que la marque est annulée …
DES AFFAIRES PORTANT SUR LA MEME MARQUE TRIDIMENSIONNELLE EN FRANCE
En parallèle de ces décisions européennes, la France a elle aussi pris part dans ce débat juridique sur la validité de la marque tridimensionnelle du Rubik’s cube dans plusieurs affaires.
En l’espèce, la société SEVEN TOWNS – titulaire de droits sur la marque tridimensionnelle du Rubik’s cube – a assigné plusieurs sociétés en contrefaçon.
Les défendeurs ont alors contesté la validité de la marque en soutenant qu’il y aurait un caractère indissociable de l’effet technique et de la forme du cube, la forme se trouvant conditionnée par les impératifs techniques. De ce fait, la marque ne serait pas valable et seule la protection octroyée par l’enregistrement d’un brevet d’invention serait admissible.
Toutefois, la Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 7 avril 2006[4] avait confirmé la validité de la marque en estimant que la forme extérieure était étrangère à la fonction de l’objet et à son mécanisme intérieur. A cela, elle ajoutait que la société SEVEN TOWNS avait commercialisé le Rubik’s cube sous six formes différentes (cube, sphère, double pyramide ajourée, volume à doubles faces et serpent) justifiant de l’indifférence de la forme à la fonction de son objet.
Plus tard, ce même débat vit le jour dans le cadre d’une autre affaire. Le tribunal judiciaire de Paris[5], là encore, estimait que la forme du cube n’était pas imposée par la fonction du produit. De même, il précisait que la forme cubique ne conférait pas une valeur substantielle au produit – un puzzle en trois dimensions – dans la mesure où il s’agissait d’une forme parmi de nombreuses autres de puzzles tridimensionnels.
Dans une dernière affaire, le Tribunal judiciaire d’Angers[6] avait déterminé dans le sens inverse que les caractéristiques du signe tridimensionnel étaient imposées par la nature et la fonction d’un puzzle en trois dimensions. En effet, il estimait sans d’autres justifications que « les caractéristiques du signe tridimensionnel constitués de 27 petits cubes formant un cube à six faces de couleurs différentes et composées de neuf petits cubes chacune sont attribuables uniquement au résultat technique ou utilitaire d’un casse-tête consistant à faire pivoter les faces afin que chacune soit d’une seule couleur unie, et ce dans un temps rapide ; »
Cependant, l’arrêt rendu par la Cour d’appel[7] – qui avait confirmé le jugement du Tribunal – a été cassé par la Cour de cassation[8] en ce qu’elle n’avait pas précisé en quoi les caractéristiques de la marque tridimensionnelle étaient imposées par la nature et la fonction d’un puzzle en trois dimensions.
L’affaire, renvoyée devant la cour d’appel de renvoi, est toujours pendante. Il y a toutefois fort à parier que les décisions rendues par l’EUIPO seront prises en compte pour parvenir à une solution…
Soulignons que le brevet hongrois du Rubik’s cube est par ailleurs tombé dans le domaine public en 2019.